Notre sélection d'extraits :
[1.] «Le vieux rêve de Louis Renault : le "comité européen de l'automobile"»
[2.] «La banque de France et l'or belge»
[3.] «Calcul stratégique des Suisses et dénonciation de la trahison des Mirabaud»
[4.] «La Banque de France contre Mme Benda»
[1.] Extrait – Le vieux rêve de Louis Renault : le "comité européen de l'automobile"
Annie Lacroix-Riz, Industriels et banquiers français sous l’Occupation, Paris, Armand Colin, p. 231-234
Aucun cartel ne reçut autant de publicité que celui que Lehideux amorça un mois après sa nomination de « directeur responsable du COA », en porte-parole de la SAUR autant que de la branche. Début octobre 1940, le plan Carl Schippert de « réorganis[ation de] l’industrie automobile » avec Renault comme seul constructeur maintenu dans deux catégories sur trois, « camions de transport [… et] voitures de tourisme »[1], esquissa le cartel futur, l’heure n’étant qu’aux camions.
Le 1er novembre 1940 à Berlin, Lehideux et Adolf von Schell s’entendirent sur un cartel franco-allemand-italien en « cinq points », première étape d’un « comité européen » si notoire à la Libération que Lehideux dut le citer dans son « mémoire de défense »[2]. La fondation, finalisée entre décembre et mars, multiplia ses séjours à Berlin, avec des escortes à surreprésentation Renault. Mi-décembre 1940 àBerlin, il déclara se joindre à l’Allemagne (nul n’avait consulté l’Italie) pour proposer « M. Thoenissen [comme] président garant […du] comité automobile européen (EAC) » à créer[3]. « Retour d’Allemagne », lyrique, il « présent[a] » le 24 décembre à la presse « son rapport de collaboration, […] plan qui correspond[ait] aux exigences des temps présents »[4]. Il venait de « demande[r] à ses collaborateurs MM. [Maurice] Champomier [DG du COA] et [André] Reynaud » directeur du service matières premières du COA, issu de Renault], chef de cette délégation française à Berlin, « d’établir les bases du comité de collaboration internationale. »[5] Ce plan Lehideux, calqué sur l’allemand, respectait l’hégémonie du Reich, doté du marché de l’Europe centrale et nordique (Danemark, Finlande, Hongrie, Norvège, Pays-Bas,Pologne, Suède, Tchécoslovaquie). Il cantonnait la France à la Hollande, la Belgique, la Suisse et l’Espagne (consacrant son éviction de l’Europe orientale), et l’Italie à une partie de l’Europe balkanique (40% seulement en Grèce et Roumanie)[6]. « Il […] terminait en énonçant : “aucune voiture américaine” »[7] ? la formule de Louis Renault pour Hitler le 21 février 1935[8].
Aux « entretiens au GBK, à Berlin du 1er au 6 mars 1941 » fut signé « le protocole [créant…] la Commission provisoire pour la collaboration de l’industrie automobile européenne »[9], noyau du « comité européen de l’automobile » : au nom du Reich par von Schell et RudolfEgger, directeur général de Büssing-NAG, spécialiste du 4,5 t. – un des champions du travail esclave étranger (travailleurs forcés et déportés, notamment d’Auschwitz, représentant 49% des effectifs de juin 1944[10]) ? et chef du CO de l’automobile (Wirtschaftsgruppe Fahrzeugindustrie, Wigrufa) ; de la France par Lehideux ; de l’Italie parGiuseppe Acutis, président de l’association nationale de l’industrie automobile (Associazione fra gli industriali del Automobile, ANFIA) lié à Giovanni Agnelli (FIAT). Louis Renault avait chargé Adrien Mettas de rédiger sur la session, où la délégation française était à 50% Renault, Lehideux exclu[11], un rapport qu’il lui « demand[a] à [s]on retour »[12]. « Le comité européen de l’automobile [visait à] créer une organisation rationnelle du marché européen, […] assurer les relations de celui-ci avec les autres marchés mondiaux de l’automobile […et] la défense des industries européennes et travailler dans la plus large mesure à leur extension. » Il « comprendrait cinq commissions », visant à rationaliser, normaliser et concentrer la branche sur le modèle allemand : 1° celle des « types » établirait les programmes « en partant des enseignements déjà acquis [et de] l’expérience très étendue que l’Allemagne », et « normalis[erait l]es types suivant les besoins européens internationaux (sic) » ; 2° celle des « dispositions législatives concernant la circulation automobile » unifierait les « prescriptions de la circulation internationale routière, concernant le poids, la largeur, la longueur, voie, écartement des essieux, freins, vitesse, etc. [et] suggérer[ait] aux gouvernements les différentes dispositions susceptibles d’améliorer cette circulation. » ; 3° celle de la « normalisation […] étudier[ait] la diminution des prix de revient, grâce à la réduction du nombre des modèles et à l’établissement d’un programme général de normalisation concernant le matériel et les accessoires » ; 4° celle de l’« organisation du marché [serait…] chargée de la réglementation des ventes […,] des prix et conditions de vente, des reprises de voitures de deuxième main, etc. » ; 5° celle des « exportations […] de l’organisation de l’exportation, de la répartition des produits dans les pays importateurs, des conventions de prix, des participations aux courses et concours internationaux, aux expositions, etc. […] Les séances du comité se tiendr[aie]nt alternativement à Berlin, à Paris et à Rome, aussi souvent que l’exigera[it] la convention. » Le 8 juillet 1942 suivirent « les accords fixant à RM 8 000 [160 000 frs] la cotisation annuelle des trois » pays membres[13].
La propagande sur le cartel explosa début mai 1941, peu après que Lehideux eut tiqué, en privé seulement, devant l’exigence du GBK de tout savoir par questionnaire « remis directement aux constructeurs d’automobiles par leurs commissaires » allemands : effectifs, production, « moyenne mensuelle de production », « répartition du capital, participation bancaire, participation juive », part dans la production, dans l’exportation, etc. au 1er août 1939, au 1er mai 1940, et au 1er avril 1941[14]. Le « bref communiqué » de la Berliner Börsenzeitung du 6 mai 1941 présenta « la normalisation des types et des pièces, afin de simplifier la construction dans son ensemble et de baisser les prix [comme…] une des tâches les plus importantes de ce comité […,] une étape très importante pour l’industrie française de l’automobile car, jusqu’avant la guerre, elle dépendait de l’Amérique. Le Comité s’efforcera de ne plus permettre cet envahissement par les États-Unis. » Écho du délire printanier, le synarque Claude Popelin, compère de Croix de Feu puis de PPF[15] que Lehideux casa au service Presse de son haut-commissariat au chômage et du COA[16] puis comme « chargé de mission au cabinet [de son] ministère de la [PI] »[17], présenta le 4 mai au Matin l’accord comme « aussi gros de conséquences que l’entrevue de Montoire. C’est, sur le plan économique, industriel et social, politique aussi, l’équivalent, le pendant, de la poignée de main qu’échangea le Maréchal avec le Chancelier Hitler. Dites-le bien haut : M. Lehideux n’a trouvé, au cours de ses tractations avec les Allemands, que des hommes d’une absolue bonne foi, dégagés de toutes mesquineries, animés du seul désir de servir la cause européenne. Et nous ne sommes pas peu fiers, ici, au COA, que ce soit l’industrie automobile qui soit la première à s’engager sur la voie d’un ordre nouveau. »[18]
Lehideux avait considéré comme « une affaire sérieuse » ce cartel qui « mettait l’industrie automobile française en tutelle pour 50 ans au moins et […] supposait par avance l’Allemagne victorieuse », déclarèrent en 1944 deux dirigeants du COA, Maurice Champomier (son DG) et Georges Pessereau (directeur de ses services généraux)[19]. De la documentation très lacunaire du COA émergent des réunions et festivités de 1941 à 1943, surtout en Allemagne, à Berlin, siège de la présidence, en France et en Italie (à Turin) : en 1941, fin février-début mars, fin mars, fin avril, juin[20], fin septembre et du 6 au 9 octobre, « dans les locaux de la Wirtschaftsgruppe Fahrzeugindustrie, Berlin »[21], le 4 novembre à Turin, « dans les bureaux de l’ANFIA, 21, Via Teresa »[22], avec huit délégués prestigieux, dont Lehideux, René de Peyrecave(délégué Renault ès qualités) et Jean-Pierre Peugeot[23] ; en 1942, à Nuremberg (en avril-mai) et à Stuttgart (en novembre) ; des sessions parisiennes, notamment à l’été[24] et en décembre 1942 et en avril 1943. « Toutes [l]es dépenses concernant le compte européen [étaient] supportées par le COA »[25]. Le 4 novembre 1941 à Turin, Thoenissen acquit de Lehideux et Acutis « pleins pouvoirs du président pour l’établissement d’un régime provisoire »[26], qui fut définitif[27]. Il coûtait 360 000 frs annuels au COA, admit Lehideux le 13 octobre 1944[28]. Si important que fût le cartel pour l’avenir, il servit surtout de couverture « européenne » à la politique allemande : fabrication exclusive de poids lourds, concentration, normalisation, standardisation depuis 1942 avec l’actif soutien du COA[29], et depuis 1943, tentative du contrôle des entreprises françaises via les Patenfirmen. L’hypocrite « discours d’ouverture du général von Schell » prévu pour la session turinoise de novembre 1941, communiqué aux Français mi-octobre, laissa filtrer la réalité. Une longue tirade sur « l’armée allemande […] engagée dans un combat décisif contre le bolchevisme russe, contre l’adversaire qui doit être terrassé si l’Europe veut désormais vivre tranquille », sur le « sang européen » (allemand) versé au service du continent et sur « la volonté d’une action commune européenne » censurait mal l’objectif allemand : « Vous, Messieurs, comme représentants de l’industrie automobile allemande, italienne et française, vous êtes réunis sous la direction de l’organisme responsable pour l’Allemagne, représenté par moi, afin de vous attaquer à l’unification de la partie industrielle du domaine de la motorisation. »[30] Réunissant au COA les « constructeurs français », le 20 juillet 1942, von Schell les pressa de se « rallier à une normalisation qui ferait qu’il n’y aurait plus – tout au moins pour le temps de la guerre – qu’un type de camion dont la guerre a[vait] besoin et qui serait construit par l’ensemble des constructeurs français ». Ayant « discuté cette question la semaine dernière avec M. Lehideux [, qui…] partage[ait] cette façon de penser », il leur laissait « 4, 6 ou 8 semaines » de réflexion[31]. La suite, reflétée par la part respective des constructeurs dans la production, s’en inspira.
Ayant pavé, comme les mariages de capitaux, la voie de l’avenir, le cartel fut obéré par l’hégémonie du Reich, le poids de sa guerre et la certitude de sa défaite, constat d’une lettre de mai 1942 d’Acutis àThoenissen : « le Comité EAC réel […] n’a pas été constitué » ; les industries automobiles allemande et italienne « dépendent directement de l’organisation militaire [allemande, de même que] l’industrie française […] Durant cette période qui sera encore plus ou moins longue, nos travaux ne sauraient, en aucune façon, concerner les constructions en cours [… Le] travail de préparation » n’a pas commencé, « nous ignorons complètement […] la situation après-guerre », mais nous devons viser « dès à présent à réaliser une étroite collaboration entre […] nos industries […] en travaillant déjà aujourd’hui à la préparation d’un avenir plus ou moins proche. »[32] Le cartel n’en survécut pas moins. Lehideux a presque vidé le COA de sa correspondance[33] mais en mars 1944, Thoenissen invitait encore le « secrétaire permanent au comité européen de l’industrie automobile » Albert Arnaud à une séance du « comité principal » (Hauptschuss) II sur le caoutchouc, prévue à Luxembourg les 27 et 28 avril 1944 : il y rencontrerait le chef de « la délégation française » du secteur, Henri Balaÿ (ou Balay), de Bergougnan, directeur du CO des pneumatiques [34] et gendre de Joseph Gillet.