Idée reçue « La croissance, c’est la prospérité »
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La classe politique comme la presse retiennent leur souffle à chaque annonce des chiffres de la croissance. Mais le produit intérieur brut, qui enregistre l’augmentation annuelle de la richesse dans un pays, mesure mal le bien-être de la population. Cet indicateur fétiche laisse dans l’ombre la question de sa répartition et des dommages collatéraux écologiques du productivisme.
par Jean Gadrey (Monde diplo)
« Manif de droite », Bruxelles, 2012. Inventés par le collectif artistique Restons vivants en 2003, lors du mouvement des intermittents du spectacle, ces détournements parodiques continuent de s’inviter dans les rues avec des slogans tels que « CAC 40, CAC 40, ouais ! ouais ! » ou encore « Moins d’Assedic, plus de domestiques ! ».
" Maintenant, il nous faut travailler en priorité pour la croissance », déclarait le président de la République Nicolas Sarkozy lors de ses vœux aux Français, le 31 décembre 2011. Au cours de la campagne présidentielle de 2012, François Hollande affirma comme en écho : « Sans croissance, pas de redressement économique, pas de création d’emplois. » La croissance comme condition première et comme mesure du progrès ? Cette croyance ne résiste pas à quatre constats simples.
Parler de croissance, c’est d’abord évoquer l’accroissement d’un indicateur économique : le produit intérieur brut (PIB). Celui-ci établit la somme des richesses (on parle de valeurs ajoutées) produites par l’ensemble des secteurs de l’économie monétaire, par opposition à l’économie non monétaire (le travail domestique, l’entraide, le bricolage, etc.). Mais, comme l’expliquait malicieusement le sénateur démocrate Robert Kennedy en 1968, « le PIB mesure tout… sauf ce qui fait que la vie vaut d’être vécue ». La Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social réunie par la France en 2008-2009 sous la houlette de l’économiste Joseph Stiglitz a repris ce point de vue à son compte. La croissance du PIB ne tient compte ni de l’évolution des inégalités (on peut avoir une belle croissance qui ne profite qu’aux 1 % les plus riches), ni de ces composantes essentielles du bien-être que sont les activités domestiques ou bénévoles, ni de ce qui devient un dommage collatéral massif de la croissance : la dégradation des patrimoines environnementaux. Massacrer les forêts tropicales pour y planter du soja transgénique ou des cultures pour les agrocarburants est « bon pour le PIB », car ce dernier ne comptabilise pas ce que l’humanité perd en richesses non monétaires au cours de cette destruction.
Les gens vivent-ils mieux, et la société est-elle meilleure, dans les pays ayant le plus gros PIB par habitant, fruit d’une plus forte croissance passée ? On peut répondre en utilisant un grand nombre de variables : espérance de vie, accès à l’éducation, pauvreté, inégalités de revenus, inégalités entre les femmes et les hommes, violences et homicides, etc. Pour toutes ces variables, le résultat est sans appel : s’il est vrai que, pour les pays pauvres, une certaine « corrélation positive » existe entre ces critères et le PIB (ou le produit national brut PNB, grandeur voisine) par habitant, en revanche, au-delà d’un seuil que nous avons dépassé en France depuis les années 1970, elle disparaît. Le « progrès humain » et le « progrès social » tiennent alors à d’autres déterminants et à d’autres politiques que la richesse économique et la croissance.
En troisième lieu, la non-concordance entre croissance et « progrès » devient contradiction lorsqu’on envisage les critères écologiques. On doit à un grand économiste et philosophe américain des années 1960-1970, Kenneth Boulding, le jugement suivant : « Celui qui pense qu’une croissance exponentielle infinie est possible dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
« Des ressources exploitées bien au-delà de leur capacité de reproduction »
La première explication de cette contradiction est la raréfaction des ressources naturelles indispensables à toute croissance. Certaines ne sont pas renouvelables : minerais et énergies fossiles. Leur épuisement est garanti à plus ou moins long terme. D’autres sont renouvelables (la nature peut les reproduire selon ses propres lois et rythmes, si on lui en laisse la possibilité) : eau, bois, terres arables, ressources halieutiques (des milieux marins)… Mais ces ressources sont aujourd’hui exploitées bien au-delà de leur capacité de reproduction, ce que reflète l’indicateur d’empreinte écologique (lire « Repeindre le capitalisme en vert »).
La seconde explication réside dans le fait que la croissance s’accompagne de rejets et de pollutions multiples, en particulier de l’air et des mers ; et surtout d’une surcharge de l’atmosphère en gaz à effet de serre, à l’origine du réchauffement climatique.
Dernier constat : il est très probable que, quoi que l’on fasse, la croissance, qui a spectaculairement décliné en France (voir ci-dessous) comme dans le monde développé, restera très faible à l’avenir. C’est pourquoi le thème d’une « prospérité sans croissance » est plus que jamais à l’ordre du jour.
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